La revue culturelle de l'Université de Lausanne
S'il vous plaît... Dessine moi le Pont Bessières
Mathilde Pralong
Le palais de Rumine, les quais d'Ouchy, la tour Bel-Air, le parc de Montbenon… Ces paysages lausannois représentent pour chacun·e·s un moment ou un sentiment personnel. La représentation, peu importe son objet, sous-entend un imaginaire sublimé par notre perception. Nous saisissons tous et toutes notre réalité d'une manière particulière et notre environnement n'échappe pas à cette règle. Raffaele Milani, professeur à l'université de Bologne en Art et Esthétique, écrit d'ailleurs dans son article “L'art du paysage” : « L’approche du paysage signifie donc saisir par les sens ce que la réalité nous dévoile ou révèle par l’intermédiaire des images de la chose elle-même. » Alors, comment cela influence-t-il les artistes suisses dans leurs représentations artistiques des paysages de Lausanne ?Pour répondre à cette question, je me suis entretenue avec trois artistes romands : Marchetti Blink, Apolline Jouve et Lola Ducrest qui placent les paysages de Lausanne au centre de leur travail artistique. Marchetti Blink, artiste illustrateur, représente les paysages lausannois dans un style venu tout droit des années 50 et qui redonne une nouvelle apparence aux quartiers et bâtiments de la ville. Apolline Jouve, jeune étudiante en illustration de bande dessinée, dessine quant à elle Lausanne dans un style qu'elle qualifie de « très précis, mais assez naïf tout de même. » En effet, son regard semble s'arrêter particulièrement sur les détails des bâtiments qu'elle reproduit. Lola Ducrest, étudiante en école d'art, utilise l'aquarelle et les collages de photos pour représenter les rues et quartiers de son choix. Elle m'explique d'ailleurs que l'utilisation de ce style de peinture lui permet de sortir de son côté perfectionniste et de découvrir des nouvelles textures intéressantes. « La première fois que j'utilisais de l'aquarelle, mon professeur m'a poussé à explorer plus, à me lâcher plus », souligne-t-elle. La recherche de la texture est donc au centre de son art et se retrouve dans ses représentations du paysage urbain lausannois.
Inspiration et lieux
Bien que le sujet central de leurs arts s'accorde, ces artistes illustrent des lieux bien différents les un·e·s des autres. Apolline Jouve, ayant vécu toute sa vie dans la capitale vaudoise - avant de partir continuer ses études à Bruxelles - souhaite principalement représenter les endroits qui l'entourent et qui lui sont familiers. D'ailleurs dans son œuvre le Grand Lausanne (figure 1), on retrouve certains des bâtiments mythiques de Lausanne, comme le Kiosque de Saint-François, le cinéma Le Capitole, le pont Bessière ou encore la Cathédrale de Lausanne. Sur un fond noir, l'artiste fait s'entremêler et se chevaucher les bâtiments dans un tout extrêmement détaillé. L'aménagement et le travail de l'œuvre permettent aux spectateurs de découvrir à chaque regard de nouveaux éléments qui se cachent parmi les bâtiments et lieux. Dans une peinture datant de 1845 de l'artiste Friedrich Von Martens, nommée La place de la Riponne (Figure 2), on retrouve également une représentation de la Cathédrale de Lausanne. Sur cette peinture, reproduisant la place de la Riponne, le monument passe en second plan mais surplombe le quartier. Il est intéressant de voir l'évolution des styles : Friedrich Von Martens peint ce bâtiment dans un style réaliste, en faisant une recherche poussée des couleurs et des perspectives. Apolline Jouve, quant à elle, l'illustre en noir sur blanc, sans précision de perspectives mais en soulignant la moindre précision du bâtiment. Ce choix de représenter des bâtiments connus se retrouve également dans l'art de Marchetti Blink : parmi ses illustrations, on retrouve des représentations de lieux comme la tour Bel-Air ou encore le Palais de Rumine. Lors de notre entretien, il m'explique vouloir redonner une nouvelle couleur à Lausanne et remettre à son goût ces bâtiments qui nous entourent. On le remarque dans son œuvre L'appuntamento (Figure 3) dans laquelle l'artiste nous invite à redécouvrir le quartier de Bel-Air dans un univers tout à fait différent. L'architecture y est sublimée par des couleurs froides et une certaine luminosité : Lausanne y arbore alors un style moderne aux airs de grande métropole. Lola Ducrest rejoint l'idée d'Apolline Jouve et son envie de redécouvrir son environnement. C'est donc principalement le souhait de s'intéresser aux endroits qu'elle connaissait si bien avec un œil nouveau qui la motive.« Il y a des endroits intéressants dans des endroits improbables », explique-t-elle. Son illustration Textures 1 (figure 4) se base d'ailleurs sur une vue des rails de trains à Malley. Le pont, au centre du dessin, survole un champ en construction et représente bien l'industrialisation au centre de la ville. C'est d'ailleurs un point qui l'intéresse particulièrement dans son choix de lieux : trouver des points de rencontre entre l'urbain et la nature.
La place de la nature à Lausanne
Malgré leur envie de représenter des paysages urbains, il est intéressant de constater la place que les artistes laissent à la nature. Il est vrai qu'une grande partie des représentations de la Suisse s'inspirent principalement des paysages ruraux ; par exemple, les illustrations du Léman de Gustave Courbet ou alors Le Taureau dans les Alpes d'Eugène Burnand. Chez Apolline Jouve, Lola Ducrest et Marchetti Blink, la nature garde également une place considérable dans leurs représentations de Lausanne. On le voit particulièrement dans le travail artistique de Lola Ducrest qui utilise l'aquarelle et des collages photo afin de faire ressortir le mélange entre nature et urbain. D'ailleurs, dans son illustration Textures 2 (figure 5), on peut observer sa réflexion sur les compositions naturelles. Elle y mêle l'illustration d'un bâtiment avec une photo zoomée d'une benne en métal trouvée sur un chantier qui rappelle des textures d'écorce d'arbre. En utilisant l'aquarelle et un mélange de tons chauds, elle utilise à nouveau ces textures dans les bâtiments et lieux qu'elle dessine. Ces représentations urbaines, d'ailleurs, sont presque toujours soulignées de verdure, les bâtiments sont souvent entourés d'arbres, de plantes ou de fleurs. Elle m'explique qu'elle aime explorer cette limite que la nature impose aux villes : « Là où l'humain n’a plus tout à fait le contrôle. » Cette recherche de texture se retrouve moins dans le style des deux autres artistes, bien que la nature y garde une place capitale. Marchetti Blink, par sa technique de graphisme numérique, n'insiste pas sur les textures des bâtiments qu'il illustre et la nature passe au second plan. Ayant passé une partie de son enfance en Italie, il y puise son inspiration et combine des ambiances venant du sud avec l'architecture de la capitale vaudoise. On l'observe dans ses œuvres où les palmiers bordent les rues et où le lac, sublimé de tons rosés, rappelle les stations balnéaires de la méditerranée. Cette envie d'habiller les illustrations d'éléments naturels rejoint le travail d'Apolline Jouve. Dans ses œuvres principalement centrées sur l'architecture, quelques éléments comme des plantes ou arbres bordent les bâtiments. On le voit dans son illustration Chez Léila (Figure 6) où les arbres sont au premier plan et encadrent le dessin d'un immeuble. Celui-ci, étant dénué de couleur, accentue et fait ressortir l'utilisation de la couleur verte qui habille l'illustration.
Lausanne, grande sentimentale
Ces artistes, d'ailleurs, vivant ou ayant vécu dans la ville, y attachent des sentiments particuliers. C'est un point qui revient beaucoup lors des discussions que nous avons eues sur leurs représentations de Lausanne. Pour Marchetti Blink, un sentiment, une musique ou même une interaction peut changer totalement la vision qu'il aura d'un lieu. «Il suffit de regarder les choses différemment, et les choses changent », explique-t-il. Notre regard est alors l'acteur principal de cette représentation. L'illustration Evening Summer (Figure 7) en est un très bon exemple. Il y représente un bâtiment de Sallaz, devant lequel il passait autrefois sans réellement s'y intéresser. En décidant de la redessiner et en y ajoutant sa vision, la bâtisse prend alors des allures totalement nouvelles et permet aux spectateur·trices de redécouvrir ce quartier. L'approche sentimentale de la ville est fondamentale dans sa recherche artistique : il m'explique aimer se pencher sur des lieux pour qu’ils dévoilent des émotions particulières aux spectateur.ices. Apolline Jouve me dit aussi qu'elle aime particulièrement dessiner l'intime : elle illustre, en plus de certains bâtiments, l'intérieur des foyers lausannois. Dans son œuvre intitulée Chez Julie (figure 8), elle représente, dans des tons très sombres, la vue depuis l'appartement d'une de ses connaissances et l'intérieur de celui-ci. En représentant ce genre de moments ou d'endroits, elle me dit vouloir figer un univers intime qui reflète le caractère d'une personne.
Représenter le paysage urbain lausannois semble donc venir, pour ces artistes, d'une envie de recréer leurs environnements et de l'utiliser pour approfondir leurs créativités. À travers leurs styles différents, ceux-ci nous font redécouvrir Lausanne, ses bâtiments et ses rues grâce à leurs regards personnels. Iels ont d'ailleurs tous et toutes des perceptions distinctes et cherchent à représenter Lausanne de différentes manières : que cela soit en jouant avec la couleur ou en créant un sentiment de nostalgie comme Marchetti Blink ou bien en travaillant la combinaison entre le béton et la nature comme Lola Ducrest, ou encore en travaillant à représenter l’intimité des habitants de la ville comme Apolline Jouve. Notre regard étant l'acteur principal de nos représentations et perceptions, Lausanne apparaît alors dans une multiplicité de styles. Et vous alors, pouvez-vous me dessiner le pont Bessières ?