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Des mots qui viennent du corps

Victor Portillo

Des mots qui viennent du corps

Pour peu que l’on soit sensible à la passion que l’on essaie de nous communiquer, on écoute l’échange entre Nikolett et Isabelle avec la plus grande attention et l’intérêt le plus certain. Pourtant, la tâche n’était pas aisée. Il fautcom bien avouer qu’en se rendant à cette table ronde intitulée “Du théâtre à la pratique marionnettique”, on ne peut que se dire que l’on a tout à y apprendre. Ce qu’ont donc réussi les deux intervenantes, ce n’est rien de moins que de nous faire découvrir un nouvel univers, nous transmettre leur intérêt pour lui et nous emporter avec elles dans leurs questionnements à son propos. Tout cela en une petite heure. Cette prouesse a certainement été rendue possible par cet entrelacement de leur vie, leur travail et leur passion, merveilleux mélange qui garantit d’avoir un monde à prodiguer. À mon tour, je vais essayer de transmettre un peu plus loin ce monde. 



Nikolett Kuffa vient d’un village de Hongrie, Bocskaikert. De son passage à Paris, elle tire la conviction que le théâtre n’est pas qu’une histoire de texte. Là-bas, elle assiste à bon nombre de spectacles, et bientôt elle remarque ceci : la barrière de la langue l’oblige à se rattacher à autre chose qu’aux mots. Restent alors les corps. Seulement, dans une tradition théâtrale à tendance texto-centrique, le corps est relégué, sinon au second plan, du moins au service du discours. Naît alors en elle l’envie de recentrer l’attention sur la matière, les gestes, les corps. C’est à la Manufacture, la haute école des arts de la scène, qu’elle entreprend un mémoire de recherche sur le corps marionnettique. Le théâtre de marionnettes bouleverse les valeurs et les conventions : c’est le discours qui sert la vie de la matière. Mais elle fait un pas de plus. Son ambition, elle la formule ainsi dans son mémoire : “fusionner le jeu et les corps des comédien·ne·s et le jeu et les corps des marionnettes ». C’est ce qu’elle explore notamment dans son spectacle de sortie intitulé « Terre Heureuse », une pièce à forte connotation politique mais dont le message passe autant par le texte que par les corps. 


© Nina Thomas


Face à Nikolett, Isabelle Matter, forte de son expérience et sa connaissance du théâtre de marionnettes, l’interroge, la pousse au coeur de ses réflexions, et, à l’occasion, par souci de l’auditoire, insère des petites notes explicatives qui nous permettent de suivre une discussion parfois ésotérique. Isabelle est directrice du TMG, le Théâtre de Marionnettes de Genève. Elle scrute sans relâche l’actualité internationale du théâtre de marionnettes. Elle nous retrace aisément le parcours des grands noms de cet art, leurs derniers spectacles, leur chef-d’œuvre. Cela doit être une aubaine pour une jeune artiste comme Nikolett de compter dans son entourage quelqu’un comme Isabelle, qui, par sa position et son investissement, a acquis une vue panoramique de ce qui s’est fait et ce qui va se faire, mais aussi, ce qui reste à être fait. C’est là le cœur de cet échange entre Isabelle et Nikolett : l’avenir. Car ce qui intéresse cette dernière, ce n’est pas uniquement la mise en scène de pièces classiques ou contemporaines, mais aussi et surtout d’investir le théâtre en tant qu’il peut être un espace d’expérimentation sur et avec les corps. 


© Nina Thomas
à gauche : Nikolett Kuffa ; à droite Isabelle Matter


En effet, le mémoire de Nikolett, qui sert de fil rouge à cette rencontre, relate des ateliers menés par elle, dont l’objectif était d’observer et d’appréhender les corps de ses comédien·nes, de voir comment ça marche, au sens propre comme au figuré. Elle explique ceci : lorsque l’on assigne un rôle à un·e comédien·ne, immédiatement, lui vient un corpus de gestes pour interpréter celui-ci. Les corps d’un vieillard, d’une aristocrate ou d’un dictateur ne se meuvent pas de la même manière dans le monde. Le théâtre texto-centré et le théâtre de marionnettes puisent là-dedans pour construire leurs personnages. Dans le premier, le corps vient seconder un discours, tandis que dans le second, tout l’enjeu est de donner une personnalité à un objet inanimé en le faisant bouger comme. Le théâtre qu’essaie de proposer Nikolett, autour de la notion de corps marionnettique, ouvre une troisième voie dans cette alternative. Elle cherche à tordre la relation entre geste et signification. Elle nous explique que, si dans la vie on attribue une fonction de salutation à un geste de la main, son théâtre pourrait très bien attribuer cette fonction à un tout autre geste, s’asseoir trois fois de suite sur une chaise par exemple. On notera à ce titre l’exigence qu’elle peut avoir avec son public. C’est à lui de faire l’effort d’intégrer cette nouvelle sémantique en cours de route. Appliquer les méthodes du jeu avec les marionnettes au jeu avec des corps en chair et en os, c’est dissocier corps et culture, c’est jouer avec les frontières entre animé et inanimé, et cela ne va pas sans une perte de repères. 


© Nina Thomas

Si quelques subtilités de la réflexion de Nikolett et des questions d’Isabelle ont bien dû nous échapper, il est certain que la pédagogie et l’envie de partage commune aux deux intervenantes a su capter notre intérêt pendant cet échange. Avant de terminer, Isabelle nous donne un conseil afin de poursuivre notre rencontre avec le théâtre de marionnettes : venir voir Neville Tranter, un tout grand nom du théâtre de marionnettes, de passage au TMG en fin d’année avec ce qui semble s’annoncer comme son dernier spectacle. On ne le manquera donc pas ! 


Encore un grand merci à Nikolett Kuffa et Isabelle Matter pour leur présence et leur investissement ! 



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