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Fécule, une moisson fertile

Mona De Palma, Iuna Allioux et Gloria Mateus

30 septembre 2024 à 17:04:53

Fécule, une moisson fertile

Cette année, du 29 mars au 11 avril, Fécule a rassemblé les productions théâtrales estudiantines afin de proposer à son public deux semaines d’une grande variété scénique. Le festival se donne pour but d’offrir sa scène à des troupes locales et internationales en lien avec l’université. Il s’agit le plus souvent de troupes estudiantines, mais les pièces proposées, tout comme les expositions dans le foyer, peuvent aussi participer à un projet de recherche plus large. Le théâtre n’est alors plus seulement lieu de divertissement : il est aussi un support solide pour une réflexion académique, souvent prolongée par des bords de scène.

À moins d’apporter son sac de couchage à la Grange de Dorigny, il est impossible de tout voir. BoulevArt vous propose un compte-rendu de cinq pièces, très différentes mais avec un point commun : toutes sont jouées par des étudiant·e·x·s ! Tout d’abord, La Visite de la vieille dame revisite un classique du théâtre et prouve encore une fois qu’il est difficile d’être décu·e·x par ce texte. Il sorriso delle stelle revisite également un classique, en prose cette fois : Le Petit  Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. La pièce propose une réflexion sur l’enfance et son lien à l’âge adulte. Dissection d’une chute de neige réfléchit aussi sur le passage à l’âge adulte, en s’appuyant cette fois sur une figure historique : la reine Christine de Suède et son parcours atypique. In Sanity développe le récit inquiétant d’un groupe de jeunes filles dans une école de redressement. Ensemble, elles lutteront pour garder leur raison. Enfin, 10 règles, 5 chaises, un ternet utilise Chat GPT pour guider un spectacle d’improvisation déluré.


La Visite de la vieille dame, Les Polyssons


©Juliette Beaubis, Fécule, La Visite de la vielle dame, 2024

La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt est la pièce de théâtre la plus jouée au monde. En choisissant d’interpréter cette pièce à Fécule, la troupe des Polyssons n’a pas pris de risque : le texte a largement fait ses preuves et le public est intéressé, en témoigne la salle pleine à craquer. Sur scène, une estrade centrale, quelques éléments de décor, puis les acteurs et leurs costumes somme toute assez classiques. L’histoire se déroule sans accroc : Claire Zachanassian, milliardaire, débarque à Güllen, sa ville natale ruinée. La seule condition pour qu’elle aide financièrement la ville est simple : Alfred, son amour de jeunesse qui l’a repoussée, doit mourir. S’ensuit un dilemme terrible pour les habitants, qui finissent par tuer Alfred. Tout cela, c’est ce qu’on connaît de la pièce de Dürrenmatt, son squelette. Ensuite, il y a ce que les Polyssons y ont ajouté.


La première chose frappante, c’est les chaussures jaunes que Koby et Loby, acolytes de la vielle dame, ainsi que son majordome, portent au début de la pièce. Dès qu’un habitant de Güllen se range au côté de Claire Zachanassian, il apparaît avec ces chaussures jaunes. Peu à peu, Albert se retrouve entouré de ce jaune menaçant, ce qui rend l’ambiance réellement étouffante. Le public sent qu’Albert n’a plus d’amis à Güllen et que sa situation est sans issue. Cette tension est très bien portée par les acteurs qui savent naviguer entre humour grinçant et sérieux à toute épreuve. Ensuite, la pièce nous laisse un arrière-goût de mélancolie. C’est comme si la vieille dame ne voulait pas vraiment se venger d’Albert, mais plutôt du temps, qui a éloigné à jamais ses amours de jeunesse. A la fin de la pièce, dans une forêt, les anciens amants discutent de ce temps passé, et on sent toute la nostalgie de la vieille dame, qui a eu une vie satisfaisante à bien des égards mais à qui il a manqué l’amour, en témoignent ses maris successifs.

Au lieu de nous laisser avec des grandes réflexions sur le vivre ensemble et le cynisme des hommes, La Visite de la vieille dame interprétée par les Polyssons nous fait plutôt réfléchir sur le vaste sujet de l’amour, et de la manière dont on voudra vivre notre vie.


Il sorriso delle stelle, les Pourquoi pas


©Juliette Beaubis, Fécule, Il Sorriso delle Stelle, 2024

Il sorriso delle stelle ou « le sourire des étoiles » est un spectacle polyglotte qui a été interprété par la compagnie de théâtre Pourquoi pas à l’occasion du festival Fécule. Né d’une volonté de rapprocher les cultures italienne et française, le groupe est constitué d’étudiant·e·x·s de l’Université et de l’Ecole polytechnique de Lausanne. Depuis 2013, la troupe s’est peu à peu professionnalisée grâce au développement de la mise en scène par Beatrice Pezzuto, dont la réalisation fait toute la beauté de la pièce Il sorriso delle stelle.

Celle-ci reprend la célèbre œuvre d'Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, dont la multiplicité des adaptations pourrait dissuader le spectateur à première vue. Pourtant ici, grâce à une scénographie flottante et onirique, la poésie du texte envoûte complètement le public. Le narrateur de l’histoire originale est un aviateur qui, après s’être écrasé dans le désert du Sahara, fait la rencontre du Petit Prince, enfant étonnant venu sur Terre au cours d’un long voyage de planètes en planètes.

Au rythme lancinant d’une harpe posée sur le côté gauche de la scène, les comédiens brandissent des parapluies blancs, chantent et grimpent l’imposante cage métallique en demi-lune qui se transforme selon la planète et son habitant. Recouverte d’un immense drap rouge lorsqu’un roi ridicule s'époumone, la structure devient aussi espace des émois de la rose, meilleure amie du Petit Prince, qu’il a laissée derrière lui le temps de partir à la découverte de l’inconnu.

« Le langage est source de malentendus ! » nous informe la comédienne qui bondit sur la scène dans un déguisement de renard. En effet, alors que la pièce est sur le point de débuter, un narrateur en coulisse annonce que le spectacle sera donné en italien et en français afin de mettre en valeur les difficultés de communication entre l’enfant et l’adulte. Plus tard, le personnage du roi sera interprété en allemand, et celui du compteur d’étoiles en anglais. Au fil du récit, les langues s’entremêlent et finissent par brouiller les repères. Les comédiennes qui interprètent l’enfant jonglent entre français et italien, tandis que le narrateur, vêtu d’un costume de pilote d’avion, décrit les états d’âme du Petit Prince dans un français aux fortes intonations italiennes.

Le Petit Prince, avec l’innocence due à son jeune âge, part à la rencontre de l’Autre, dans ce grand périple qu’est l’apprentissage du mode de vie des adultes. Ainsi l’enfant est-il introduit aux grandes notions, au fur et à mesure qu’il visite une nouvelle planète : le pouvoir, le travail, les mathématiques, la richesse, le droit, etc. Il dialogue avec les « grandes personnes », pose des questions qui agacent et ne cache pas sa curiosité.

Du point de vue de l’enfant, ce conte philosophique d’Antoine de Saint-Exupéry permet l’apprentissage de nouveaux mots définis par les personnages eux-mêmes. Pensons par exemple au mot « éphémère » expliqué par le géographe, qui enseigne plus largement sur la valeur sentimentale des choses qui ne sont pas éternelles et dont nous devons pleinement profiter.

On peut finalement se demander si le spectateur n’est pas celui qui occupe ici la position de l’adulte, auquel les réflexions du Petit Prince, lorsqu’il souligne l’absurdité des « grandes personnes » vis-à-vis de la société et de ses valeurs, enseigne les manières de redevenir enfant grâce au dessin, à l’amitié et à l’imagination.


Dissection d’une chute de neige, la Troupe du Rez


©Juliette Beaubis, Fécule, Dissection d'une chute de neige, 2024

Le 6 juin 1654, la reine Christine de Suède abdique. Cette décision est radicale pour un souverain, mais Christine n’est pas une souveraine comme les autres : elle s’habille en homme, invite artistes et intellectuels à sa cour et gouverne comme bon lui semble. C’est la lassitude du pouvoir, ou peut-être les grandes difficultés financières de la couronne de Suède, qui la pousseront à abdiquer. 

Cette figure historique est très mystérieuse et c’est ce mystère que Sara Stridsberg explore dans la pièce Dissection d’une chute de neige, admirablement interprétée par la Troupe du Rez. Le spectacle explore l’enfance de Christine jusqu’à son abdication à 28 ans. On la découvre d’abord déchirée entre son père décédé, présent comme un fantôme sur la scène, et sa mère exilée et folle, puis comme souveraine pressée par ses conseillers et enfin comme amoureuse d’une femme mais promise à un homme, pouvoir oblige. La reine se tourne sans cesse vers le philosophe, couché dans un hamac au fond de la scène, afin de décortiquer toutes ces questions insolubles, qui se résument en une question : comment être reine quand on est femme?

C’est le dilemme dans lequel se trouve Christine, mais elle y ajoute encore une autre question, peut-être encore plus fondamentale : est-elle vraiment une femme ? La reine est en effet incarnée par deux acteur·trice·s : un homme et une femme, qui se répétent, se font l’écho l’un de l’autre mais parlent parfois pour eux-même, comme si le masculin et le féminin cohabitaient en Christine, parfois calmement, parfois en conflit. Cette mise en scène interroge la question du genre et surtout son adéquation à la société et à ses attentes. Le jeu entre les deux acteur·trice·s de la reine, son amante et son promis est très subtil puisqu’il ne se finit pas par un choix, mais par un non-choix: Christine force son amante à épouser son promis, avant de quitter la Suède pour toujours, comme pour se couper définitivement des liens qui pourraient la retenir.

La mise en scène très onirique est parfois un peu déroutante : on ne sait pas qui est qui, la temporalité est très floue et cela peut être un peu frustrant. Cependant, dès que la pièce nous emporte, elle nous emporte loin. On se fait complètement prendre dans les dilemmes de la reine, dans les questions de pouvoir et de genre mais aussi d’apprentissage. En effet, on suit la reine alors qu’elle grandit entourée de ces différentes figures – roi fantôme, conseillers, amante, promis – et peine à trouver qui elle est, malgré ses suppliques très touchantes à son père, puis sa mère. 

Dissection d’une chute de neige touche à des sujets extrêmement actuels et importants, mais rappelle aussi qu’il s’agit toujours d’une personne qui pense, qui doute et qui ressent – et surtout évolue. Qui l’on est est un processus, qui commence à la naissance et ne se finit jamais.


In Sanity, the ODDS


©Raphaël Pittet, Fécule, In Sanity, 2024

Nous poursuivons notre voyage entre art et apprentissage dans l’âge de l’adolescence, période propice à représenter la quête de connaissance de soi et d’apprentissage.

Interprétée en anglais, cette pièce est une adaptation théâtrale du roman Les cœurs fêlés de Gayle Forman, ouvrage qui peut être catégorisé comme roman young adult. Leah Juliette Didisheim, étudiante à la faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, en anglais plus spécifiquement, s’est lancée le défi de créer une troupe de théâtre en janvier dernier. En seulement un semestre, elle met sur pied The ODDS qui interprétera In Sanity qu’elle a adaptée et mise en scène elle-même. 

In Sanity nous plonge dans les aventures de Brit, 16 ans, envoyée à Red Rock, une institution qui veut redresser les « jeunes filles difficiles et rebelles ». Sur place, elle découvre une école déshumanisante où les jeunes femmes sont encouragées à se déprécier. Malgré tout, elle se lie d’amitié avec quatre d’entre elles : V, Bebe, Cassie et Martha. Ensemble, elles vont garder la raison. Brit et ses amies devront surmonter de nombreuses épreuves et leur récit n’est pas sans rappeler les romans de formation qui voient le jour dès le premier romantisme. Mais à la différence du jeune Werther de Goethe, Brit apprend à se connaître et à faire face aux obstacles non pas seule, mais en communauté, grandement aidée par le sentiment de sororité qu’elle développe avec ses quatre camarades.

Bien qu’elle ne soit pas purement didactique ou moralisatrice, cette pièce révèle sans aucun doute une volonté de transmettre une leçon : celle de l’acceptation de soi et des autres. Abordant des thèmes primordiaux tels que la confiance en soi, le harcèlement, l’anxiété mais aussi le féminisme, les aventures des adolescentes soulignent l’urgence d’une plus haute considération pour la santé mentale et l’écoute. Un simple résumé expéditif de la pièce pourrait laisser entendre qu’il ne s’agit que d’une représentation quelque peu utopiste de l’amitié adolescente, voire naïve dans ses espoirs de valoriser la sororité. Pourtant, la mise en scène est loin de traduire un choix de facilité. Leah Juliette Didisheim ne craint pas la prise de risque et cela se ressent dans son adaptation. La pièce démarre sur un cri perçant qui trouble autant qu’il intrigue. La complicité des acteurs ferait presque croire que c’est leur propre histoire qu’ils réinterprètent, et les scènes, accompagnées de musique, intensifient leurs émotions.

Le contexte du camp de redressement est lui aussi symbolique de l’effort de sensibilisation à la souffrance qui découle d’un manque de considération, voire d’un rejet des émotions de l’autre. Rappelons-le, si ce type d’institutions est peu courante en Suisse, elles existent en Europe, et sont monnaie courante aux États-Unis. On peut penser notamment au camp Ivy Ridge, qui avait fait scandale il y a quelques années et dont l’une des survivantes raconte les horreurs dans le documentaire Netflix The Program: Cons, Cults, and Kidnapping. Ce camp présente de nombreuses similitudes avec le camp fictif d’In Sanity. Tous deux rappellent l’importance de la plus haute vigilance quant aux instances d’encadrement pédagogiques et aux adultes en général, qui exercent une influence fondamentale sur le bon développement des jeunes avec qui ils sont en contact. Ainsi, ce camp fictif peut également être compris comme une métaphore plus globale du traitement sociétal de la différence, de ce qui détonne, et de la fâcheuse tendance à vouloir uniformiser et séparer ceux qui expriment ces différences. La touchante complicité des acteurs, ajoutée à la sororité et à l’entraide dans la souffrance partagée, amènent le spectateur à questionner une société individualiste au profit d’une compréhension collective plus empathique. Car si le fameux adage socratique "connais-toi toi-même" ne peut être nié, on nous rappelle ici que c’est aussi en connaissant autrui que l’on apprend à se découvrir, se construire et grandir.


10 règles, 5 chaises, un ternet, Astrolabe


©Raphaël Finizola, Fécule, 10 règles, 5 chaises, 1 ternet, 2024

Que se passe-t-il si nous invitons l’intelligence artificielle à notre table le temps d’une improvisation théâtrale d’une heure et quinze minutes ? C’est le défi que se sont lancé cinq comédien·ne·s de la compagnie Astrolabe. En s’appuyant sur l’essor d’un agent conversationnel renommé ChatGPT, le spectacle débute sur une scène vide surmontée d’un écran sur lequel la plateforme d’OpenAI y est projetée. Les improvisateurs demandent à ChatGPT de leur commander dix scènes indépendantes et totalement libres qu’ils devront intégrer à leur performance. Le programme s’exécute, docile, et lâche des prompts à la fois absurdes et drôles : « un personnage doit jongler avec des oranges tout en récitant un poème d’amour. » « Deux personnages doivent échanger leurs vêtements en plein milieu d’une conversation sérieuse». Les comédiens acquiescent, amusés, et le chronomètre est lancé.

Le motif sous-jacent de cette performance est clair : dégager des possibilités de réponse aux grandes inquiétudes qui ont découlé de la progression massive de ChatGPT dans notre quotidien. Cette plateforme en libre accès est en effet troublante dans la justesse de ses propos. Elle est capable de débiter des lignes de code en quelques secondes, peut rédiger vos lettres de motivation sans accroc et s’avère même plutôt douée vis-à-vis de l’écriture de fiction. Mais pourra-t-elle ainsi remplacer bientôt les écrivains, les développeurs, les journalistes, pour ne citer que quelques professions ? Quelle place l’être humain occupe-t-il dans la création artistique lorsque la machine se révèle plus inventive que lui ?

Il semblerait que l’issue du spectacle n’ait pas pour ambition de décrédibiliser complètement l’intelligence artificielle, mais plutôt de proposer un terrain d’entente. Dressant un pont entre la rigidité de ChatGPT et l’effervescence créative des comédiens, l’improvisation exprime ici parfaitement le compromis qui pourrait convaincre certains artistes alarmés. Si les scènes sont prescrites à l’avance par l’intelligence artificielle, leur enchaînement tient toujours du talent des comédiens qui devront trouver du sens parmi les ordres idiots de ChatGPT.

Nous pourrions même trouver dans le cadre imposé par la plateforme d’OpenAI un certain moteur à la créativité des improvisateurs qui se retrouvent lancés dans un pêle-mêle d’indications illogiques à partir duquel ils devront construire un récit narratif cohérent et humoristique, et obtenir l’adhésion du public.


Pour conclure… 

Toutes ces pièces nous emmènent dans leur propre monde, nous montrent leur propre histoire, pour nous aider à décider de la nôtre : voudrait-t-on prendre Christine de Suède comme exemple ? Vivre selon les déclarations du renard du Petit Prince ? Construire une communauté pour mieux s’en sortir ensemble ? Au delà des questionnements inhérents à un théâtre lié au monde académique comme le présente Fécule, une thématique commune se dessine : celle de l’apprentissage.

Depuis le XVIIIe siècle, les romans d’apprentissage interrogent le fait de “devenir adulte”, en présentant les trajectoires de héros et héroïnes qui passent du stade de l’enfance à celui d’adulte – ou en tout cas, à un stade plus mature qu’au début du roman. L’acquisition de cette maturité peut être vue sous plusieurs angles, et c’est justement cette variété qui fait la richesse des pièces que l’équipe de BoulevArt a pu aller voir à la Grange de Dorigny. Une réflexion sur le poids des jeunes années, une pièce qui matérialise les difficultés de communication entre un adulte et un enfant, apprivoiser des technologies effrayantes, grandir tant bien que mal malgré la pression, accorder sa juste place à sa santé mentale dès le début : les pièces interrogent ces grands questionnements en proposant non pas une réponse, mais plutôt des pistes de réflexions, que chacun est libre d’arpenter à sa guise pour arriver à sa propre solution. Regarder ces pièces nous offre des alternatives, des choix, afin de mieux mener notre existence. Et c’est ça, un des buts de la fiction, quelle qu’elle soit.


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